Parallèlement à la rédaction de biographies réelles, je m’amuse à inventer l’enfance de personnages de la littérature... et comme je suis fan depuis toujours de Cyrano de Bergerac, à tout seigneur, tout honneur…
Voilà donc l’enfance qu’il aurait pu avoir…
“Bébé, Cyrano avait déjà un nez… remarquable. Sa pauvre mère fut d’ailleurs à un nez d’en être blessée au moment de sa naissance. On ne voyait que lui au milieu de son petit visage chiffonné, au point qu’il ne semblait avoir ni yeux, ni bouche. Cyrano était un nez ! Les visiteurs, mis en garde, ne savaient que dire au chevet de la jeune accouchée. Ils faisaient bonne figure devant l’enfant défiguré, tentaient un encouragement « En grandissant, il sera mieux proportionné… », évitaient de dévisager le petit sans être pour autant insultants pour la mère. C’était un ballet bien réglé autour du berceau : s’approcher, jeter un œil, ni sursauter ni sourire, se tourner vers la mère sans trop de pitié… Ah, il en fallait des talents d’acteur pour tenir son rôle sans blesser les De Bergerac, famille respectée de Gascogne.
La mère, Constance de Bergerac, frêle et blonde au teint de porcelaine, semblait être la seule à ne pas voir ce nez… Elle aimait son fils au-delà de tout et le trouvait le plus beau du monde, cela va sans dire. Aveuglement maternel, déni de laideur, folie légère… ? Personne n’osait la contrarier et lui mettre la réalité sous le nez ! Même son époux, le truculent Edmond, dont les colères homériques faisaient trembler les gens de sa maisonnée ne pipait mot devant sa petite épousée. Il la dominait de toute sa taille mais était un mouton devant elle. Tant et si bien que personne ne dit jamais « Cyrano a un nez… démesuré ». Mais l’absence de mots ne suffit pas à ôter la chose. Et le nez était bien là, fier et arrogant.
Le petit Cyrano passa ses premières années sans même se douter de sa difformité. Il jouait avec les petits des valets et servantes qui avaient reçu la consigne de ne jamais lui parler de son nez. Et ils ne firent bientôt même plus attention à cette différence. Cyrano était leur ami, le fils du seigneur mais avant tout un des leurs. Les miroirs avaient été supprimés du château sur ordre d’Edmond et jamais Cyrano ne tomba nez à nez avec son image.
Mais il fallut un jour l’envoyer au pensionnat pour se former, comme tout bon gentilhomme. Tous au château semblaient avoir oublié que le nez, énorme chez l’enfant, l’était tout autant chez le jeune homme. Tous semblaient penser que les autres, comme eux, ne verraient pas un nez mais un garçon sensible et lettré, curieux de tout, doux et raffiné mais aussi brillant bretteur. Tous furent confiants quand il fit ses bagages pour la ville, heureux de découvrir le monde et d’étudier sciences et poésie. Sa mère versa bien une larme, son père l’étouffa à demi en le serrant contre son pourpoint, que le nez pointu de son fils déchira, mais ni l’un ni l’autre n’étaient inquiets pour lui. Juste tristes de le voir partir loin d’eux. Et comme les psys n’étaient pas encore à la mode ni même encore inventés, personne ne vient les mettre en garde. Mais contre quoi l’auraient-ils fait, s’ils avaient existé ? Contre l’amour inconditionnel de parents qui avaient tant aimé qu’ils en avaient oublié la réalité ? Contre l’amitié inconditionnelle d’enfants qui en avaient oublié de se moquer ?
Et Cyrano partit donc, nez au vent et ce n’est pas peu dire ! D’enfant choyé, il devint en quelques heures la risée du pays… Il n’avait jamais autant entendu prononcer le mot « Nez ». Il avait même l’impression de l’entendre pour la première fois, comme si tous les mots commençaient ou finissaient par « né ». Et ces regards scrutateurs, ces gens qui le dévisageaient et se détournaient en riant… Il se demanda pourquoi il était l’objet de tant d’attentions. Pourquoi il faisait rire. Pourquoi son nez semblait tant faire parler. Il s’étonna et voulut comprendre. Alors il demanda un miroir… Et il découvrit alors ce que personne ne lui avait jamais dit, ce qu’il n’avait jamais vu : son immense, interminable nez. Il mit du temps à comprendre que c’était le sien, il lui fallut le toucher, le regarder encore. Du moment où il fut certain que ce nez-là était bien à lui, défigurant son aimable visage, faisant de l’ombre à son doux regard, il devint taciturne, se referma sur lui-même et se voua à l’étude corps et âme. Au pensionnat, il était montré du doigt, moqué, raillé. Fini les temps des amis indifférents à sa différence ! Il devint solitaire, mélancolique et trouva refuge dans la poésie qu’il composait le soir avec une aisance incroyable. Les vers coulaient de sa bouche à sa plume sans aucun effort, l’alexandrin était sa langue, le pied, sa mesure, la strophe, son univers. Il remplissait des feuillets nuit après nuit et les cachaient sous son matelas de peur que ses congénères ne les découvrent et ne trouvent là une nouvelle occasion de se moquer de lui.
De retour au château pour les vacances, il ne dit rien à ses parents, ne leur parla ni de la terrible découverte de son reflet dans le miroir, ni des brimades et des moqueries. Il fit aussi bonne figure qu’il le put, compte tenu de sa réalité mais ses parents sentirent qu’il avait changé. Ils pensèrent que c’était la conséquence de son éloignement, qu’il avait grandi, que tout cela était normal… Toutefois, son père décida de le prendre en main et de lui apprendre les armes. Tous les matins, il l’entraînait dans la cour devant un public acquis et vite conquis par la dextérité du jeune homme et son aisance à dégainer et ferrailler. Il exalta encore plus les foules quand il entreprit d’improviser des vers pour accompagner son combat. « Quel homme complet », criait-on. Et ses parents se rengorgeaient de fierté. Cyrano retrouvait pour un temps la douceur protégée de son enfance et en oubliait presque sa laideur, sans personne pour la lui rappeler.
Un jour d’été, sa tante vint au château, accompagnée de sa jeune cousine, Roxane, âgée de 7 ans. Cyrano ne l’avait vue que très rarement alors qu’elle n’était encore qu’une petite enfant. La jeune Roxane tomba immédiatement en admiration devant ce cousin plus âgé qui parlait si bien, combattait si habilement, lui racontait si bien le ciel et les étoiles, les animaux dans l’étang… Elle le suivait partout, l’encourageait quand il était l’épée à la main, lui sautait au cou et lui claquait un baiser sur la joue quand il était vainqueur, c’est-à-dire à tous les coups, le cherchait dès qu’il était parti, l’appelait pour s’endormir…
On ne voyait jamais Roxane sans Cyrano ni Cyrano sans Roxane. Jamais elle ne fit une remarque sur son nez, jamais elle ne le regarda dans le nez, jamais elle ne parut en être incommodée. Elle aimait ce grand cousin d’un amour fraternel et absolu. Et lui, le jeune homme de 15 ans, devant tant de dévotion et tant de beauté, porté par la lumière dans les yeux de sa cousine et par un esprit romanesque exacerbé par ses heures de solitude, tomba irrémédiablement amoureux. Il n’en dormait plus, lui écrivait des vers et composa même à la gambe une chanson baptisée Roxane… sans jamais avouer à l’élue de son cœur le tourment qu’elle lui infligeait bien involontairement.
Plus les années passaient, plus il se savait laid mais plus il trouvait dans cet amour impossible la force d’apprendre, de créer, de ferrailler, d’ignorer la méchanceté de ses congénères. Il devint un fier soldat, aussi prompt à tirer l’épée qu’à donner la répartie et se fit ainsi respecter et admirer…”